actualite - 16 mai 2018

Le dernier voyage de Marcus

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Il s’était fait connaître tardivement du grand public en publiant plusieurs polars qui avaient pour cadre la Gaule romaine : L’enquête de Lucius Valérius Priscus (2004), Le Voyage de Marcus (2005) et Le Procès de Valérius Asiaticus (2011) — dont le parcours des personnages passait d’ailleurs souvent par Bibracte.

Christian Goudineau, qui vient de nous quitter, le 9 mai, à l’âge de 79 ans et à l’issue d’une longue maladie, était surtout un grand savant, un savant convivial, qui avait le souci de transmettre sa passion pour l’Antiquité au plus grand nombre. Nommé professeur au Collège de France en 1984 à la chaire d’Antiquités nationales, c’était un grand spécialiste de l’Empire romain et de ses provinces gauloises, qu’il étudiait avec le double regard d’un historien qui était un brillant latiniste (on n‘en attend pas moins d’un agrégé de lettres classiques qui a fait ses classes à l’école normale supérieure de la rue d’Ulm) et d’un archéologue qui n’avait pas peur d’affronter des montagnes de tessons de poterie. Ce fut aussi un des grands artisans de la mise en place de la politique française d’archéologie préventive, dont l’urgence s’est fait sentir à partir des années 1970 à cause des destructions de plus en plus fréquentes de sites consécutives au développement des grands travaux. Sa place centrale dans le dispositif de l’archéologie française lui a également permis de soutenir et d’encourager un nombre immense d’archéologues à un moment ou à une autre de leur parcours professionnel, à l’instar du signataire de ces lignes.

Formé à l’Histoire romaine et à l’archéologie classique, son intérêt croissant à partir des années 1970 pour les antécédents protohistoriques de la Gaule romaine est indissociable de son engagement en faveur de Bibracte. Dès le milieu des années 1970, il envisage le projet d’une reprise des fouilles sur ce site emblématique négligé depuis des décennies, à la suite d’une visite sous la conduite de Jean-Paul Guillaumet.

En 1981, avec la complicité de Paul Veyne, professeur d’histoire romaine au Collège de France, c’est lui qui entreprit de convaincre François Mitterrand et Jack Lang de lancer un grand projet sur le Beuvray, ce qui advint en 1984. Il accompagna Bibracte pas à pas jusqu’en 2001, présidant avec bienveillance et fermeté le conseil scientifique de Bibracte pendant plus de quinze ans. Dans les années 2000, il embarqua l’équipe de Bibracte dans une ultime aventure académique peu de temps avant de quitter le Collège de France, sous la forme d’un grand colloque tenu au Collège de France en juillet 2006 sous le titre de Celtes et Gaulois : l’archéologie face à l’Histoire, après avoir tenu cinq tables-rondes préparatoires une année auparavant dans autant de villes universitaires européennes (Bologne, Budapest, Cambridge, Lausanne, Leipzig). Six épais volumes de la collection Bibracte témoignent de cette aventure qui fit le point de trente années de recherches à l’échelle européenne et qui permit de renforcer le rayonnement international de notre site.

La grande communauté bibractienne se sent donc orpheline en ce printemps 2018.  Elle adresse ses condoléances émues à l’épouse et aux proches de celui qui restera étroitement lié à la deuxième naissance de la capitale des Eduens.

Vincent Guichard, directeur général de Bibracte

 

Nous reproduisons ci-dessous la préface que Christian Goudineau avait rédigée au livre Bibracte, archéologie d’une ville gauloise qu’Anne-Marie Romero, ancienne journaliste au Figaro, écrivit en 2006 à la demande de Bibracte.

Vingt ans après… Vingt ans, cela fait pas mal dans une vie. Je revois encore comme si j’y étais ce jour de 1985, lorsque le Président Mitterrand, accompagné de ministres et d’une foule de notables, avec je ne sais combien de journalistes, était venu déclarer le mont Beuvray « grand site national » et avait invité les archéologues de l’Europe entière à y fouiller. Il avait aussi voulu que ce fut une « fête de la jeunesse ». Un grand chapiteau avait été dressé sur la Chaume, pour le déjeuner. J’étais en face du Président. Il avait fait placer à ses côtés deux collégiens. Les petits étaient paniqués, tétanisés. « Vous savez d’où je viens ?… De Mururoa. Vous savez ce que c’est ? » Il avait pris son stylo à plume, dessiné le plan de l’atoll. Ils avaient fini par se déstresser et manger un peu. Jack Lang voulait que j’explique à Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur, les motifs qui justifiaient une réglementation de l’usage des détecteurs de métaux sur les sites archéologiques (« Vous voulez mettre tout le monde en prison ? »). Le repas se déroulait agréablement. L’aide de camp intervint : « Monsieur le Président, nous avons un quart d’heure de retard sur l’horaire… Ah, un quart d’heure, merci beaucoup. » « Une demi-heure… merci. » « Une heure… » J’avais noté une certaine nervosité dans l’entourage présidentiel. Le soir, nous autres archéologues imaginions que le Beuvray ferait les grands titres de la presse nationale. Pas de chance : pendant ce fameux déjeuner, venait d’éclater l’affaire dite de la « seconde équipe » du Rainbow Warrior. Le lendemain, nous eûmes droit, au mieux, à quelques lignes en pages intérieures.

Si j’évoque cette journée, c’est pour montrer que l’entreprise Beuvray, née d’une miraculeuse coïncidence entre le souhait de quelques archéologues et une conjoncture politique (l’intérêt du Président nouvellement élu pour cette région et pour son passé), cette entreprise ne s’est jamais déroulée dans un agréable jardin parsemé de pétales de roses. Contrairement à ce que nombre de collègues ont pensé ou proclamé, ce fut souvent une galère. Tout en reconnaissant la chance inouïe que nous avions, Jean-Paul Guillaumet et moi-même, nous sommes trouvés plongés dans des abîmes inconnus où se mêlaient calculs politiques, intérêts divers, intrigues de toutes sortes, sans parler des exigences des fouilleurs. Michel Colardelle, lorsque lui fut confiée la présidence de la nouvelle Société anonyme d’économie mixte, n’a pas connu que des jours de bonheur. Vincent Guichard, actuel Directeur général, ne vit pas tous les jours dans le confort : les crises violentes ont cessé, mais il faut se battre, « faire tourner la boutique », une boutique fort complexe : recherche, musée, mise en valeur, communication, formation, ouverture au public, environnement, relations avec l’Etat et les collectivités territoriales, relations internationales… sans oublier les contraintes budgétaires.

En réalité, vingt ans après, la seule bonne question est celle-ci : est-ce que ça valait la peine ? Engager des crédits considérables pour reprendre des fouilles horriblement difficiles au fin fond du Morvan (le climat, le couvert forestier, la complexité stratigraphique) ? Construire une base archéologique unique en France ? Edifier un musée ? A l’époque, deux raisons m’avaient paru primordiales. La première tenait à l’explosion de l’archéologie de sauvetage. Elle n’en était qu’à ses débuts, mais nous étions plusieurs qui, tout en l’accompagnant, tout en cherchant à lui trouver les financements et les moyens humains nécessaires, redoutions qu’elle ne « tue », à terme, la recherche « programmée », celle qui s’attache à des problématiques, celle qui forme des étudiants, celle qui s’enracine dans un terroir, dans une région. Il fallait créer en France quelques « centres archéologiques » voués à une certaine pérennité. Dans le Midi, ce fut Lattes.

En Gaule intérieure, quel emplacement choisir ? Bibracte, la Bibracte de Bulliot et de Déchelette, abandonnée en 1907 par les archéologues ! Et c’est la seconde raison : on vivait sur des analyses approximatives, mais qui avaient joué un rôle de premier plan pour la protohistoire européenne. Nombre de collègues étrangers seraient passionnés si l’on ouvrait une fouille dans la capitale des Eduens ! Miracle : pour les raisons que l’on sait, cela se mit en route. Revenons à la question : est-ce que cela valait la peine ? Le coup a-t-il été réussi ? Vingt ans après, pouvons-nous nous réjouir ? A quelques-uns, les principaux intervenants, nous aurions pu rédiger un livre, qui aurait sans aucun doute répondu par l’affirmative, renchérissant dans l’enthousiasme. Il fallait choisir un autre parti. Vincent Guichard a proposé de donner carte blanche à Anne-Marie Romero. Nous connaissons depuis longtemps cette journaliste du Figaro, appréciant non seulement son talent d’écriture mais aussi son indépendance d’esprit (parfois, Bibracte ne fut pas épargnée !) et sa capacité de synthèse. Elle a accepté de se lancer, consacrant plusieurs mois à étudier la bibliographie, lire les rapports, scruter le site, interviewer les fouilleurs et les responsables du Centre, allant voir certains hommes politiques qui jouèrent un rôle dans « l’aventure Bibracte ». Un regard libre, une plume libre. Venant de parcourir les épreuves de l’ouvrage, j’ai parfois sursauté, des protestations me venaient à la bouche, mais c’est elle qui a raison : je ne suis pas objectif, son regard est le bon. D’autant qu’il est empreint d’une sympathie (au sens grec) qui fait plaisir.

On me permettra de terminer cette préface par deux considérations, en fait des sortes d’hymnes ! Le premier s’adresse, comme la chanson d’Anne Sylvestre, aux « amis d’autrefois » (qui sont encore, pour beaucoup, ceux d’aujourd’hui) : les Jean-Paul, Myriam, Olivier, Alain, Christian, Jean-Loup, Katherine, Daniele, Miklós, Daniel, Thierry, Pierre-Paul, Martin, Sabine, Michel, Ian et tant d’autres… Et je n’oublie pas les « permanents » du Centre, dont beaucoup nous accompagnent depuis le début et auxquels nous devons tant. La deuxième affectueuse salutation, à Gilbert Kaenel et Vincent Guichard, qui pilotent aujourd’hui les recherches de Bibracte. Une nouvelle génération s’est investie, leur expérience à Bibracte porte ses fruits dans différents pays d’Europe, ils feront des petits à leur tour. C’est là la plus belle récompense que puissent recevoir ceux qui ont lancé l’aventure. Dans vingt ans, un nouveau livre s’écrira.

Vive Bibracte !

Christian Goudineau
Professeur au Collège de France
Ancien président du conseil scientifique de Bibracte
Novembre 2006

 

Photo : Lors de l’inauguration des premiers locaux du Centre archélogique européen, au printemps 1989, Christian Goudineau présente des documents d’archive au président François Mitterrand et au ministre de la Recherche Hubert Curien.